VASSIGH Chidan

N° étudiant : 15603939

Philosophie Paris 8 en L3

cvassigh@wanadoo.fr

www.chidan-vassigh.com                                                                                                                                        14 mai 2016

 Pour la validation du cours :

 1966 comme année philosophique

Pr. Patrice Vermeren

 

 

Une philosophie de l’action

Sur le moment politique de la philosophie française des années 1960

 

l’objet de cette étude est la réflexion sur un des moments, non moins importants parmi d’autres, de la philosophie française des années 1960. On veut dire le moment politique où cette philosophie, amenée par la radicalité d’une décennie exceptionnelle en politique et en événements, cherche un nouveau rapport à la pratique politique, conçue comme intervention collective, et à la pratique théorique comme pensée militante, engagée, agissante, subversive et transformatrice de l’ordre existant.  

Dans ce travail, nous partons essentiellement de la préface d’Alain Badiou à son livre sur L’aventure de la philosophie française depuis les années 1960 ; d’un texte de Louis Althusser écrit en 1967 : sur la philosophie ; des interventions politiques de Jacques Rancière sur la vie intellectuelle et Mai 68 3 et d’un ouvrage sur le moment philosophique des années 1960 en France sous la direction de Patrice Maniglier 4.

Nous en dégageons, dans le contexte d’une situation historique marquée par la fin de la guerre d’Algérie, la montée des révolutions et des mouvements de libération nationale,  le déclin du système soviétique et des partis traditionnels communistes et socialistes, et enfin  l’irruption de deux évènements sociaux majeurs du XXème siècle: la Révolution culturelle chinoise et Mai 68, quelques positionnements de cette nouvelle philosophie française sur la connaissance, la pratique, la théorie, l’idéologie, le marxisme, le sujet et l’événement .

 C’est ce qui nous fait dire que ce moment des années 1960 se différencie et se singularise par une volonté d’intervention politique, en rupture avec une certaine tradition philosophique académique.

À l’instant où nous écrivons ces lignes, un grand mouvement social se produit en France contre la « loi travail ». Sa nouveauté réside dans sa démocratie directe et horizontale, sa radicalité anti-systémique, ses Assemblées générales périodiques où toutes les décisions sont prises en commun et ses occupations de places publiques : mouvement appelé « Nuit Debout ». Cet événement, par certains aspects et en quelque sorte, ne trouve-t-il pas, cinquante ans après, une de ses sources philosophiques, théoriques et conceptuelles dans le moment politique de la philosophie française des années 1960 ? C’est une question que nous ne répondrons pas ici mai qui peut se poser.

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La philosophie française contemporaine a fait l’objet de nombreuses études et analyses en France et ailleurs. On a souvent considéré cette époque, principalement située dans la seconde moitié du XXe siècle, comme une des périodes les plus brillantes de l’histoire de la pensée philosophique et intellectuelle de France. On est allé même jusqu’à comparer ce moment philosophique français, de par son ampleur, sa création et sa nouveauté, au moment grec classique ou à celui de l’idéalisme allemand.

Dans cette philosophie française, c’est particulièrement le moment des années 1960 qui s’avère le plus riche en productions d’idées, de théories et de concepts, comme en atteste l’extraordinaire densité d’œuvres créées au cours de cette décennie. C’est la raison pour laquelle on parle de moment comme quelque chose d’exception, comme un événement singulier et unique en rupture avec ce qui précédait et avec ce qui suivait. C’est pourquoi il y a un avant et un après ces années 1960. 

Le moment commence par la consécration du structuralisme avec La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss (1962). Il continue avec Louis Althusser en 1965 dans Pour Marx et Lire le Capital. Celui-ci dira à la fin de sa vie qu’à cette époque : « on voulait fabriquer une philosophie « imaginaire » pour Marx, une philosophie qui n’existait pas dans son œuvre »5. Puis le moment se poursuit avec une orientation nouvelle de la psychanalyse freudienne à travers les écrits de Lacan (1966). Il atteint sa maturité spéculative avec la publication de Les Mots et les Choses de Michel Foucault (1966), et il connaît son extraordinaire développement avec les premiers grands livres de Jacques Derrida en 1967 (La voix et le phénomène, l’Ecriture et la différence, De la grammatologie), de Gilles Deleuze (Différence et répétition en 1968 et Logique du sens en 1969) et de Jean-François Lyotard (Discours, figure en 1971). À la suite de cette liste d’auteurs et d’œuvres, limitée à la décennie 1960, on pourrait ajouter d’autres philosophes, comme Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarte, Jacques Rancière, Alain Badiou etc., qui vont continuer diversement, dans les années suivantes et pour certains jusqu’à aujourd’hui,  la réflexion suscitée par les problématiques posées de la façon neuve et singulière par le moment philosophique des années 1960.

Alain Badiou, dans l’aventure de la philosophie française depuis les années 1960, après avoir repéré l’origine de celle-ci chez les deux philosophes majeurs du début du vingtième siècle : Henri Bergson et Léon Brunschvicg – le premier, avec son livre La pensée et le mouvement (1911) proposant une philosophie de la vie et le second avec Les Étapes de la philosophie mathématique (1912) soutenant en résumé une philosophie du concept 6 – tâche d’identifier cette philosophie contemporaine française par ses trois actes ou, comme il le dit, ses opérations philosophiques propres et singulières. D’abord une mise en valeur d’un nouveau rapport entre le concept et l’existence à partir d’une recherche nouvelle dans l’héritage de la philosophie allemande, de Kant à Nietzsche en passant par Hegel et la phénoménologie. cela a pris beaucoup de noms souvent inédits : déconstruction, existentialisme, herméneutique. Puis une opération d’arrachement de la science au strict domaine de la philosophie de la connaissance. La science n’est pas simplement une cognition, un acte de réflexion et de savoir, mais aussi une activité productrice, de création et d’invention, comparable à l’activité artistique. Et en enfin, ce qui fait l’objet de notre étude ici, c’est la question de la politique de transformation, qui représente excellemment la troisième opération, peut-être la plus importante, et qui définit l’identité et l’originalité de ce que l’on peut appeler dans la philosophie française contemporaine son moment politique des années 1960.

C’est donc précisément ce moment-là de la philosophie française des années 1960 qui va être soumis à notre réflexion dans ses traits les plus saillants.

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Il faut rappeler que la philosophie française des années 1960, dans son moment politique, ne peut absolument pas être appréhendé en dehors et indépendamment du contexte politique historique de cette décennie exceptionnelle qui fut jalonnée par de grands événements et bouleversements dans le monde d’une manière générale et d’une façon particulière en France où le surgissement du mouvement social de Mai 68 produit une des ruptures marquantes de  son histoire contemporaine.

Revisitons donc, en un télégramme de neuf points, ces événements hors du commun  par leur densité et leur envergure, qui ont ébranlé le monde et marqué profondément la vie intellectuelle française en un laps de temps de dix ans.

1- Les années 1960, c’est d’abord la guerre d’Algérie, les accords d’Évian  signés en 1962 et la déclaration de l'indépendance qui s’en suit. C’est la fin d’une « sale guerre » avec ses méthodes coloniales - torture, répression, représailles etc. - contre la volonté d’un peuple qui aspire à sa libération nationale. C’est aussi l’indignation des intellectuels et progressistes français contre un gouvernement dit socialiste (celui de Guy Mollet) qui a mené et poursuivi une politique colonialiste et qui a ordonné les exactions contre la population algérienne.

2- Les années 1960, c’est ensuite la révolution cubaine dans une petite île située au cœur de la chasse gardée de l’impérialisme yankee. C’est le Mouvement du 26 juillet dirigé par Fidel Castro et Che Guevara, qui se déclenche en 1953 dans la Sierra Maestra et conduit, six ans après, à la prise du pouvoir et puis, au milieu des années 1960, à l’établissement d’un régime dit « socialiste » à Cuba. C’est aussi la crise des missiles en 1962, opposant les deux superpuissances de l’époque et les amenant jusqu’au bord de la guerre nucléaire. Mais c’est aussi et surtout la solidarité internationale que cette révolution suscite dans le monde et particulièrement chez les étudiants et intellectuels en France, pays historiquement sensible aux événements de l’Amérique latine.

3- Les années 1960, c’est aussi la grande rupture entre le bloc soviétique et la Chine communiste produisant la dislocation du « camp socialiste ». Dès 1964, Mao Tsé-toung défend la thèse qu’une contre-révolution a lieu en Union soviétique et que le capitalisme y est restauré. Le social-impérialisme soviétique, terminologie chinoise à cette époque, et l’impérialisme américain constituent désormais, à ses yeux, les deux superpuissances hégémoniques qui s’entendent et se rivalisent à la fois pour la suprématie mondiale. En France, où un puissant parti communiste prosoviétique (PCF) existe depuis sa fondation en 1920 et qui a pu attirer le plus grand nombre d’intellectuels, la rupture idéologico-politique au sein du mouvement communiste international produit rapidement ses effets. Des partis marxistes–léninistes (maoïstes) se forment et se dressent désormais contre le révisionnisme du PCF. La politique internationale radicale prônée par la Chine populaire, s’opposant ouvertement à la coexistence pacifique exaltée par l’Union soviétique, est quelque chose qui  fascine un grand nombre d’étudiants et intellectuels français dans ces années-là.

4- Les années 1960, c’est par ailleurs l’intervention américaine au Vietnam et la création du  Comité Vietnam en France. C’est la lutte de libération nationale des vietnamiens contre l’agression US : le combat de David-Vietcong contre Goliath-Oncle Sam. C’est, en 1965, les raids aériens des B-52 sur le Nord Vietnam et puis le Sud, ordonnés par le président des États-Unis,  Lyndon B. Johnson. C’est aussi, dans la même année, l’engagement des États-Unis dans la bataille terrestre au Sud-Vietnam avec ses ses villages rasés au Napalm etc. C’est aussi en France, Le Comité Vietnam National constitué en 1966 pour protester contre l'agression US et présidé par le mathématicien Laurent Schwartz et des intellectuels de gauche comme l'historien Pierre Vidal-Naquet (militant contre la torture pendant la guerre d'Algérie), Jean-Paul Sartre ou le philosophe Vladimir Jankélévitch, le physicien Alfred Kastler etc. Le Comité Vietnam bénéficiait de l'appui de la revue Temps Modernes et publiait un journal. Beaucoup de lycéens, étudiants, universitaires et intellectuels progressistes vont militer et se former politiquement et intellectuellement à l’école du Comité Vietnam à cette époque (dont l’auteur de ces lignes). Le Comite Vietnam organise des manifestations dont la plus célèbre, les Six heures de la Mutualité, le 25 mai 1966, rassemble L. Schwartz, J.-P. Sartre et V. Jankélévitch devant un parterre de plusieurs milliers de personnes avec le soutien du syndicat étudiant l’UNEF.

5- Les années 1960, c’est aussi la guerre israélo-arabe et l’activité des Comité Palestine en France. La Guerre des six jours éclate en 1967 et oppose Israël à l'Égypte, la Jordanie et la Syrie. Les armées des pays arabes sont rapidement défaites. En moins d'une semaine, l’État d’Israël triple son emprise territoriale : l'Égypte perd la bande de Gaza et la péninsule du Sinaï, la Syrie est amputée du plateau du Golan et la Jordanie de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. La grande victime de ce conflit majeur de l’après seconde guerre mondiale est la Palestine.  La fin des années 1960, c’est aussi la création des Comités Palestine, composés de militants arabes et français d’obédience plutôt maoïste. les militants de ces collectifs de soutien à la résistance palestinienne se distinguent par leur plus grande sensibilité à la condition des travailleurs immigrés en France. Ils ne sont pas exclusivement consacrés à la cause palestinienne, mais constituent un véritable laboratoire politique où fusionnent les luttes de soutien au peuple palestinien, contre les crimes racistes, pour l’amélioration des conditions de vie des travailleurs immigrés en France, etc.

6- Les années 1960, c’est ensuite la Conférence Tricontinentale et Che en Bolivie.  La Conférence de Solidarité avec les Peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique Latine, a lieu en 1966 à la Havane. Elle est en quelque sorte un remake, mais beaucoup plus radical, d’une autre conférence organisée cinq ans plus tôt, en 1955, à Bandung en Indonésie, réunissant pour la première fois les représentants des pays du Tiers-monde dont Nasser, Nehru, Soekarno et Zhou Enlai et qui marqua l'entrée sur la scène internationale de ces pays choisissant le non-alignement sur les deux blocs. Mais Dans la Tricontinentale, c’est de la lutte anti-impérialiste qu’il s’agit. Che y prononce son fameux discours : « Si deux, trois, plusieurs Vietnam fleurissaient sur la surface du globe... » Après cette conférence, en 1966, Che gagne le maquis en Bolivie pour mener une guérilla de libération du continent sud-américain. Pendant onze mois, son groupe va conduire jusqu’à la mort un combat difficile dans de rudes conditions de survie. En France, « l’épopée »  de Che, inédite et extraordinaire dans son genre, attire la sympathie et la solidarité des intellectuels engagés. Régis Debray, agrégé de philosophie en 1965, part la même année à Cuba et suit Che en Bolivie. Il écrit en 1967 Révolution dans la révolution où il développe, en réfutation des théories marxistes et léninistes classiques sur la révolution, la théorie du foquisme : la multiplication de foyers de lutte partout dans le monde et lutte armée des groupes de guérilla comme moteur de la révolution.

7- Les années 1960, c’est sans doute la Révolution culturelle chinoise, qui représente l'un des événements marquants de l'histoire de la Chine populaire et dont le retentissement international est considérable. En 1966, Mao lance ce mouvement en s'appuyant sur la jeunesse pour empêcher, à ses yeux, le retour du capitalisme dans un pays socialiste dirigé par un parti communiste. « Feu sur le quartier général de la bourgeoisie représenté par le parti au pouvoir » dit-il. L’ennemi à abattre devient donc les « nouveaux rapports capitalistes » menés pas la bureaucratie et les dirigeants révisionnistes au sein du parti qui suivent la voie de la restauration. Les « gardes rouges », composés surtout d’étudiants, constituent, en remettant en cause toute hiérarchie notamment celle du parti, le bras actif d’une révolution qui va avoir une issue désastreuse. En France, la révolution culturelle (R.C.) a un impact important : formation des groupes maoïstes et radicalisation d’une partie de la jeunesse étudiante et des intellectuels s’opposant désormais au système de pensée et de pratique hégémonique du Parti communiste français. Louis Althusser, bien que membre du PCF à cette époque et y continuant à rester malgré ses grandes critiques à son égard, n’a pas été insensible à la nouvelle théorie prônée par la R.C. Dans un article anonyme écrit par lui pour une revue marxiste- léniniste, il souligne : « Les grandes leçons de la R.C. dépassent et la Chine et les autres pays socialistes... Elles intéressent tout le mouvement communiste international... Il ne s’agit pas d’exporter la R.C. Elle appartient à la Révolution chinoise... Mais ses leçons théoriques et politiques appartiennent à tous les communistes. Ces leçons, les communistes doivent les emprunter à la R.C., et en faire leur bien . »

8- Les années 1960, c’est ineffaçablement l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée soviétique. C’est le Printemps de Prague (« printemps », mot inventé pour la première à cette occasion en 1968 avec toute sa postérité que l’on sait aujourd’hui). Une période nouvelle de l’histoire de la tchécoslovaque commence alors, lorsque le parti communiste de ce pays introduit le « socialisme à visage humain » et veut mettre fin au système du parti unique. Elle débute le 5 janvier 1968, avec l'arrivée au pouvoir des réformateurs et s’achève le 21 août 1968 avec l’invasion du pays par les chars du Pacte de Varsovie. L’invasion armée d’un pays se disant « socialiste » par un autre pays qui se dit aussi « socialiste », est le signe d’un véritable désastre : c’est en réalité, dès 1968, le commencement de la fin d’un système totalitaire, politique et idéologique, qui a pris naissance avec les salves de la Révolution d’Octobre en 1917.

9- Les années 1960, c’est enfin, bien sûr et surtout, en France Mai 68. Le mouvement de Mai 68 est une période durant laquelle s'est déroulée une série d'événements constitués de grèves générales et d’occupations des universités, d’usine, de bureaux et d’autres établissements publics et privés, ainsi que de manifestations entre mai et juin 1968. Ces événements constituent l'une des ruptures marquantes de l'histoire contemporaine française, caractérisés par une vaste révolte spontanée antiautoritaire, de nature à la fois culturelle, sociale et politique, dirigée contre la société traditionnelle, le capitalisme, l'impérialisme et, plus immédiatement, contre le pouvoir personnel gaulliste en place. Enclenchée par une révolte de la jeunesse étudiante parisienne, puis gagnant le monde ouvrier et, plus particulièrement la jeunesse ouvrière non encadrée par les bureaucraties syndicales, et enfin pratiquement toutes les catégories de population sur l'ensemble du territoire, Mai 68 reste le plus important mouvement social de l'histoire de France du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui.

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C’est donc, comme on l’a ponctué, dans le contexte et les conditions de possibilité créés par les principaux événements précités, dont certains ont un sens universel et intemporel, que l’on peut appréhender, identifier, déterminer, analyser ou conceptualiser le moment politique de la philosophie française des années 1960.

D’une façon générale, la philosophie contemporaine française, considérée dans la période allant au-delà des années qui font l’objet de notre étude, s’est attachée à définir un nouveau rapport à l’existence et à la vie, à la pensée et à la théorie, à la pratique et à l’action, au mouvement des phénomènes et des formes et à l’événement.  Assurément les philosophes de cette époque, comme du reste et souvent dans d’autres moments philosophiques de l’histoire de la philosophie depuis la Grèce classique, sont différents, variés et plus ou moins opposés. Chaque philosophe possède sa propre philosophie, sa propre conception des choses, ses propres méthodes... pour proposer des idées, des thèses, des théories, des concepts, des conditions de possibilité, des réalisations... souvent distincts, divergents, alternatifs ou contradictoires.

Néanmoins, dans cette philosophie française des années 1960, on peut trouver certains éléments communs, quelque chose de commun qui se manifeste et surgit de toutes les variétés, différences et contradictions, qui par ailleurs sont indéniables et réelles.

S’agissant de ce « quelque chose de commun,  Patrice Maniglier,», dans son introduction au recueil intitulé Le moment philosophique des années 1960 en France, met en avant quelques hypothèses que nous allons citer :

 Premièrement, il se passe effectivement quelque chose de commun dans les années 1960 : l’émergence exceptionnelle d’une radicalité chez des penseurs de cette époque, chez des philosophes qui veulent être subversifs dans les idées et les théories qu’ils avancent et proposent.

Deuxièmement, ce quelque chose consiste en des ruptures qui ne sont pas seulement disséminées ici ou là, mais qu’il faut tenter de comprendre dans leur espace commun de possibilité.

Troisièmement, que cette unité ne tient pas à une thèse commune ou une orientation positive partagée, mais plutôt à certains problèmes bien déterminés.

Quatrièmement, que ces problèmes ne sont pas d’abord philosophiques, mais au contraire viennent d’ailleurs que la philosophie, par exemple de la politique.

Cinquièmement, enfin, que ces problèmes ou problématiques posés communément à cette époque, et qui font que l’on peut parler d’événement singulier, sont encore aujourd’hui en suspens, d’où l’actualité des questionnements de cette philosophie dans ces années 1960.7

 Alain Badiou, qui s’est lui aussi penché sur le moment philosophique français des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, mais avec sa propre appréhension et analyse, définit les éléments communs de cette philosophie, ce « quelque chose de commun », non pas dans les œuvres, les systèmes ou concepts qui sont plus ou moins différents et divergents, mais dans ce qu’il nomme : le programme, et par là il entend six actes philosophiques interdépendants et caractéristiques.

Le premier acte, c’est de mettre fin à l’opposition entre le concept et l’existence. C’est de montrer que le concept en philosophie n’est pas séparé de la vie active, qu’il est création, invention, processus, mouvement et événement à la fois singulier et universel. En ce sens on peut dire que c’est la conception qu’a développée Deleuze dans la détermination de l’objet de la philosophie telle qu’il définit comme pensée qui « crée  des concepts toujours nouveaux ».

Le deuxième acte commun de cette nouvelle philosophie telle qu’elle a pris naissance à partir des années 1960, c’est d’inscrire celle-ci dans la  modernité ou disons plutôt dans les nouveautés artistiques, politiques, scientifiques, sociales, culturelles etc. en l’extirpant, en l’arrachant de l’académisme et de la tradition.

 Le troisième acte du programme c’est abandonner l’opposition entre philosophie de la connaissance et philosophie de l’action. C’est en finir avec la grande séparation classique et kantienne entre les possibilités de la raison théorique et celles de la raison pratique, en un mot entre la théorie et la pratique par cette affirmation que la connaissance, même la connaissance scientifique, et la théorie sont aussi des pratiques, que la pratique, comme la pratique politique, est aussi une théorie, une pensée et n’est nullement opposée au concept.

Le quatrième point positionne la philosophie directement et sans passer par le détour de la philosophie politique dans le champ politique. Les philosophes français de ces années-là ont inventé le philosophe engagé, le philosophe militant et acteur de la société.

Le cinquième acte philosophique consiste à prendre en main une nouvelle fois l’épineuse question du « sujet » réflexif, en le désolidarisant de la question de la conscience, conscience en soi et pour soi, et sur ce point à rivaliser avec la psychanalyse et même faire mieux qu’elle en ce qui concerne la pensée d’un sujet non réductible à la connaissance, à la conscience.

Le sixième et dernier acte consiste à inventer un nouveau style dans l’écriture philosophique en rivalisant avec la littérature, en créant ce que l’on peut appeler le philosophe-écrivain ou l’écrivain-philosophe qui, en se faisant connaître par son discours, sa parole, son engagement et ses actes visant à combattre la subjectivité dominante par tous les moyens, outrepasse les monde académique, le monde médiatique et nous disons aussi le « monde politique » réellement existant.

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 Ainsi, en partant des idées et hypothèses avancées par Badiou et Maniglier et en s’appuyant sur elles, nous allons, de notre côté, en un télégramme de trois points cardinaux proposer une détermination de ce moment philosophique particulière des années 1960 en France, dans son stricte aspect politique en laissant ses autres aspects qui, pour être développés, exigent une étude plus approfondie et qui sortent en tout cas du cadre de cet essai. Ces points ont chacun, à notre avis, une valeur de mise en question et de rupture, du moins en tant que commencement, donc un caractère inédit, singulier et universel, et qui lègue à cette séquence philosophique française le sens, la nature ou l’essence d’un « moment » qui se démarque et se différencie des séquences précédentes en ouvrant une nouvelle phase.

1- Rupture avec la connaissance séparée de l’actionphilosophie comme intervention.

 Il s’agit de redéfinir la philosophie telle qu’elle existe et s’enseigne communément : une discipline académique, universitaire, explicative et interprétative et en un sens conservative du monde, une connaissance au service de l’ordre existant, quasiment séparée de l’action critique, transformatrice, subversive et révolutionnaire. Presque tous les philosophes de cette époque veulent engager en profondeur la philosophie dans la question politique du moment : pour l’indépendance de l’Algérie, contre la guerre du Vietnam, pour l’auto-détermination du peuple palestinien, contre les impérialismes et leur hégémonie dans le monde, pour la solidarité avec le Tiers-monde, contre les dictatures et les régimes réactionnaires en place, contre le pouvoir personnel et autoritaire instauré par de Gaulle en France etc. Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Louis Althusser, Gilles Deleuze... sont aussi des activistes politiques à la recherche d’un nouveau rapport entre l’idée, le concept et l’action, principalement l’action politique comme l’action transformatrice du social, de l’existence sociale. Une action qui , à leurs yeux, ne peut être que collective et antiétatique, ne peut être que mouvements sociaux et pour beaucoup d’entre eux séparés et indépendants des partis et organisations classiques.

Althusser, dans un de ses écrits philosophiques et politiques rédigé en octobre 1967 et intitulé « sur la philosophie » 9, définit, identifie, différencie et caractérise la philosophie par sa nature profondément politique. Mais il entend par « politique », l’action d’intervention, l’action de transformation. La philosophie, c’est la lutte des classes dans la théorie, ne manque-t-il pas de rappeler. Cette définition de la nature politique interventionniste et transformatrice de la philosophie, une philosophie qui prend le parti du prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie au niveau de la théorie, des idées, de l’idéologie etc., cette définition, qui dans sa radicalité est sans précédent dans l’histoire de l’autodéfinition de la philosophie, se trouve de fait en accord avec « l’air du temps » des années 1960. Elle représente aussi, à notre avis, et dans ses grandes lignes, la tendance générale de la conception qu’ont les philosophes engagés de cette période, comme on l’a souligné d’exception, où l’action collective et révolutionnaire prime tout le reste.

 Althusser écrit à ce sujet :

« La philosophie produit un savoir abstrait, systématique, donc théorique, mais qui présente cette particularité d’être en même temps une intervention, en dernier ressort, de caractère politique. Les philosophes ont toujours exercé, depuis leur fondation (Platon), cette fonction d’intervention politique... Mais elles ont toujours masqué leur nature politique derrière les apparences de ...[manquant dans le texte] (Platon), de la ... [manquant dans le texte] (Aristote), de la science (Descartes, Husserl), de la Raison (Kant, Hegel), etc., c’est-à-dire de la pure spéculation...

La philosophie est politique parce qu’elle intervient (dans sa façon de penser la « totalité » des choses, le rapport des différentes pratiques humaines, etc., dans sa façon de « concevoir le monde ») directement à l’intérieur de la lutte idéologique (qui est, en dernier ressort, une lutte de classes).»10

 

2- Le « sujet » se crée dans le mouvement de transformation des rapports sociaux.

La philosophie française, dans ses différentes tendances, dès le début du siècle dernier, se confronte à une question centrale qui va la diviser et la partager en deux grandes « écoles » : philosophie de la vie, de l’existence ou philosophie des rapports, des structures, de créations, mouvements, de luttes,  etc. Mais La problématique philosophique vie et/ou concept va vite se reformuler autrement sous la forme de la mise en question du « sujet » dans le moment philosophique des années 1960 et les suivantes, et cela sous l’influence notoire, à cette époque, de Heideggerianisme en France où on peut voir l’ombre du philosophe de Fribourg, surtout après sa critique de l’humanisme dans sa lettre sur l’humanisme, un peut partout dans les travaux des philosophes français de ces années subversives et événementielles : de Foucault à Derrida en passant par Deleuze et même chez un Althusser marxiste.

Rappelons Sartre, d’abord, pour qui, son « existentialisme » est avant tout un « humanisme » où le « sujet » comme conscience définie autour de trois concepts : l'en-soi, le pour-soi et le pour-autrui joue un rôle crucial. Dans sa philosophie de la subjectivité, le sujet, la conscience, à l’inverse du cogito cartésien, n’est pas fermée et indépendante des autres consciences mais en rapport avec elles, se conçoit avec l’autrui, avec autre réalité qu’elle-même.

Althusser, à l’opposé, pour qui l’humanisme est une idéologie, définit l’histoire comme un processus sans sujet et le « sujet » comme une catégorie idéologique. L’agent de la « loi », de l’appareil de sécurité d’État, qui fait parti aussi et en même temps des appareils idéologiques d’État, interpelle l’individu dans la rue, et celui-ci se retourne car il accepte que l’interpellation s’adresse bien à lui et pas à un autre que lui : Par cette simple conversion physique de 180 degrés, il devient sujet, souligne Althusser. 11 La doctrine althussérienne de l’interpellation justifie ainsi l’avènement du « sujet ». Selon Althusser, on ne peut pas comprendre la société à partir des hommes mais à l’aide des rapports de production, rapports entre les groupes d’hommes et les moyens de production, de lutte de classe, des rapports juridiques, politiques et idéologiques « surdéterminés » (en dernière instance, dit-il) par la lutte de classes sur la base des rapports sociaux capitalistes.

 Derrida, lui, considère le « sujet » comme une catégorie métaphysique et Lyotard, comme sujet de l’énonciation tel qu’il doit en dernier ressort répondre devant la loi et enfin Badiou dira qu’il n’y a pas de sujet sans un processus de vérité où le « sujet collectif » peut se créer et se réaliser.

Le « sujet », enjeu ultime du moment philosophique français, ne peut donc plus être le sujet rationnel et conscient de Descartes, et ni non plus le sujet réflexif hégélien. Il ne peut être qu’en rapport au réel,  à la vie, au corps, à la lutte. Ce nouveau « sujet » moderne, si on puisse le dire ainsi, n’est pas limité et fermé à l’individu conscient. Il est plus vaste que la conscience, que l’individu conscient. Il embrasse certes la conscience, l’être conscient en soi et pour soi, mais ne s’y réduit absolument pas. Il est quelque chose qui est comme une production ou une création qui se manifeste, prend effet et se réalise dans la lutte, dans l’événement, dans le mouvement de transformation du réel par des groupes d’hommes et de femmes, des groupes ou classes donnés, concrets et situés dans des rapports déterminés entre eux ainsi qu’entre eux et les objets, les moyens de production, de subsistance ; des groupes ou classes en lutte pour changer ces mêmes rapports sociaux qui les dominent et asservissent ; des collectifs qui se créent en créant le mouvement collectif de transformation et d’émancipation, en créant « l’événement » imprévisible, contingent, aléatoire (dira plus tard Althusser dans ses entretiens avec Navarro), cet Ereignis heideggérien ou l’évènement arrive et advient comme l’expérience politique de l’impossible12

 

3- Rupture avec la vulgate: pour un marxisme régénéré.

Le troisième point qui singularise la philosophie française des années 1960 dans son moment politique est la mise en question de la vulgate marxiste par les intellectuels engagés de cette époque. C’est bien dans cette critique et dans la rupture avec le PCF qu’il faut trouver le début de la clôture d’une époque historique inaugurée par le marxisme russe et marquée par la domination tyrannique de la vulgate propagée par le système soviétique et les partis communistes. La Révolution culturelle et Mai 68 contribuent fondamentalement à cette séparation.

 La thèse principale de la Révolution culturelle chinoise, selon laquelle il y a la possibilité de la dégénérescence du système socialiste et de son parti communiste est repris par Althusser en 1967, bien que celui-ci continue à rester dans le parti afin, souhaite-t-il, de le changer de l’intérieur, ce qui s’avéra impossible. C’est dans son article non signé qu’il écrit :

« C’est en fonction de cette thèse générale [la thèse du P.C.C. sur le risque de «régression » d'un pays socialiste vers le capitalisme ] qu’il est possible de dire que les pays socialistes se trouvent constamment devant l'alternative des «deux voies». Cette alternative peut, en certaines circonstances, devenir particulièrement critique, même aujourd'hui. Devant les pays socialistes... s'ouvrent bien deux voies: - la voie révolutionnaire... vers la consolidation et le développement du socialisme, puis vers le passage au communisme; - la voie de la régression... vers le capitalisme. L'alternative des deux voies c’est cela : ou « s’arrêter à mi-chemin », c’est-à-dire en fait régresser; ou ne pas «  s'arrêter à mi-chemin »  , c'est-à-dire aller de l'avant. Dans les textes officiels chinois, la première voie est qualifiée de « voie capitaliste » et la seconde voie est qualifiée de «voie révolutionnaire ». Tel est le problème politique dominant, posé par la conjoncture politique de la Révolution culturelle » 13

Avec la Révolution culturelle le « mythe » la marche inexorable du socialisme réellement existant vers un avenir radieux s’effondre. Le socialisme et le parti peuvent changer de nature et se transformer en ennemis du peuple, en un système d’exploitation et de répression.

Mai 68, aussi, pose solidement les jalons essentiels d’une sortie, d’une rupture ou séparation, de la vulgate marxiste et du début d’une régénérescence de la théorie marxiste chez les intellectuels français. C’est ce qui ressort de cet énoncé de Jacques Rancière dans son Mai 68 revu et corrigé :

« Le paysage de Mai 68 fut celui des manifestations et d’assemblées menées sur fond d’usines en grève parées de drapeaux rouges, et criant des mots d’ordre anticapitalistes et antiétatiques. Ce mouvement fut en France le point culminant du grand revival de la pensée marxiste et l’espérance révolutionnaire qui se nourrit dans les années 1960 de l’énergie des luttes de la colonisation et des mouvements d’émancipation du tiers monde, et crut trouver ses modèles dans la révolution cubaine ou de la révolution culturelle chinoise, et les principes d’un marxisme régénéré dans la théorie de Louis Althusser, dans les appels à l’action de Franz Fanon ou dans les analyses de nouvelles formes de l’exploitation capitaliste et de la résistance ouvrière menées par les marxistes italiens. »14

(souligné en noir est de moi)

 

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Au terme de cette étude limitée et bien sûr inachevée et incomplète, qu’est-ce qu’on peut dire en quelques mots en guise de conclusion ?

D’abord, que Le moment politique de la philosophie française des années 1960 est un événement unique et singulier. Il est tel de par la situation politique exceptionnelle d’une période qui est marquée par plusieurs grands événements historiques : la guerre d’Algérie et son impact traumatisant sur les intellectuels français, les révolutions dans le monde, les luttes de libération nationale dans le tiers-monde, le début du déclin du système soviétique et des partis communistes, la crise du marxisme et le commencement de la rupture avec la vulgate marxiste, la révolution culturelle chinoise... et bien sûr le mouvement de Mai 68 comme l’apogée insurgeante en France d’une décennie exceptionnelle.

Ensuite, que c’est un moment sans précédent dans l’histoire de la philosophie française, du fait que dans un temps assez court émergent des philosophes engagés dans la lutte théorique, lutte qu’ils considèrent, dans leur ensemble, comme pratique de transformation révolutionnaire de l’ordre établi. C’est, en un mot, le moment de la réflexion, de l’invention et de la refondation d’une philosophie de l’action, engagée et militante.

 

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NOTES et livres consultés

1.       L’aventure de la philosophie française depuis les années,  Alain Badiou. La fabrique éditions - 2012.

2.       Écrits philosophiques et politiques T II, Louis Althusser - Éditions Stock – 1995.

3.       Moments politiques. Interventions 1977–2009, Jacques Rancière. La fabrique éditions 2009.

4.       Le Moment philosophique des années 1960. Sous la direction de : Patrice Maniglier. PUF 2011.

5.       Philosophie et marxisme, Althusser : entretiens avec Fernanda Navarro. Gallimard 1994 – P. 37.

6.       L’aventure de la philosophie française depuis les années, Ibid., p. 10.

7.       Le Moment philosophique des années 1960. Ibid., p. 7-8

8.       Sur la révolution culturelle, article non signé d’Althusser. Les Cahier marxistes–léninistes-1967.

9.       Écrits philosophiques et politiques. Stock/Imec 1995 – P. 312.

10.    Écrits philosophiques et politiques T II. Ibid., Sur la philosophe. P. 314-315.

11.    Idéologie et appareils idéologiques d’État. Louis Althusser. Avril 1970. En brochure, p. 31.

12.    Politique et amitié. Jacques Derrida. p. 116.

13.    Sur la révolution culturelle. Ibid.

14.    Moments politiques – Interventions 1977 – 2009. Ibid., p. 194 – 195.